Tour d'horizon de la modélisation 2D avec HEC RAS, Tuflow et ICM

Les dossiers sur lesquels j'interviens me conduisent régulièrement à utiliser différents logiciels pour la modélisation 2D en hydraulique fluviale et urbaine.

Différentes raisons peuvent généralement pousser au choix d'un logiciel plutôt qu'un autre :

  • l'historique, d'abord : quand il s'agit de ré-exploiter des modèles existants, il est plus logique et cohérent d'utiliser le même logiciel, afin d'éviter notamment de devoir reconstruire, recaler et revalider complètement le modèle.
  • les performances attendues, ensuite : certains contextes nécessitent notamment de mobiliser des logiciels ayant la capacité de modéliser des zones étendues avec un niveau de détail fin, tout en maintenant des temps de calcul opérationnels.
  • enfin, les questions de coûts : si le modèle doit être fourni, les maitres d'ouvrages pourront (ce n'est pas toujours le cas) privilégier des logiciels gratuits tels qu'HEC RAS voire libres comme Telemac, pour pouvoir réexploiter les modèles sans contraintes de coûts de licences.

Certains dossiers récents m'ont donné l'opportunité de re-travailler avec le logiciel Tuflow (classic), sur lequel j'avais travaillé en Angleterre, au sein du bureau d'études Halcrow.

Travaillant régulièrement avec deux autres logiciels de modélisation 2D : Infoworks ICM, logiciel propriétaire (et payant) édité par la société Innovyze et distribué en France par Géomod, et HEC RAS, logiciel gratuit mais non libre, développé par le US Army Corps of Engineers, c'était l'occasion de proposer un rapide tour d'horizon des capacités, des points forts et points faibles de chaque logiciel.

Notes :

  • Je détaille ici mon avis personnel, sans pousser à privilégier ou logiciel ou un autre, le choix d'un logiciel de modélisation dépendant de nombreux facteurs : cas d'usage, budget, fréquence d'utilisation, mutualisation éventuelle de moyens, etc...
  • Cet article ne constitue pas un comparatif à proprement parler, il n'a notamment pas vocation à être exhaustif. De nombreux autres logiciels de qualité répondent aux besoins d'une modélisation bidimensionnelle, tant que le modélisateur est formé et expérimenté. On peut notamment citer ici Telemac, Basement (qui fera certainement l'objet d'un article), Mike, Anuga, Flo-2D, Hydra édité par Hydratec et dont vous trouverez bientôt un test sur ce même blog, Floodmodeller ou 3Di dont j'espère proposer un rapide tour d'horizon également, voire les versions "Shallow Water" de logiciels de CFD comme Flow 3D qui proposent des alternatives intéressantes de modélisation mixte 2D/3D . 
  • Comme noté dans de précédents articles, je travaille régulièrement avec les sociétés Géomod et Innovyze, dans le cadre notamment de projets pilotes sur la modélisation temps réel avec ICM Live, comme toujours cependant, cet article est cependant rédigé en toute indépendance vis à vis de ces deux sociétés.

Quel logiciel de modélisation hydraulique 2D choisir ?

Pour le lecteur, ou la lectrice, pressé(e), qui attend avidement une réponse à la question : quel logiciel pour faire une étude de modélisation 2D en hydraulique fluviale ? La réponse courte : les trois logiciels abordés ici font le travail, et le font bien.

Et à la question : dans ce cas, quel est le logiciel à privilégier ? Ce coup-ci, pas de réponse rapide, mais plutôt une réponse de normand : "ca dépend".

Le cas d'étude

Les logiciels ont été testés sur le même secteur d'étude, qui présente les caractéristiques suivantes :

  • le modèle couvre un linéaire d'environ 40 km de cours d'eau, sur un cours d'eau relativement large (50 m en moyenne), bien adapté à une modélisation 2D complète.
  • La rugosité est ajustée en fonction de l'occupation des sols.
  • Le Modèle Numérique de Terrain est issue d'un levé LIDAR.

Caractéristiques communes des 3 logiciels

D'abord, quelques points communs :

  • Les trois logiciels permettent une modélisation bidimensionnelle des écoulements via la résolution des Shallow Water Equation ;
  • Les trois logiciels ont subi des tests poussés permettant de valider leurs résultats vis à vis de cas théoriques et d'applications réelles, les documents, très instructifs, peuvent être trouvés ici et ici.
  • ils sont adaptés à un travail en production, Ies pré et post traitements se faisant (relativement) facilement, via :
    • des interfaces utilisateurs dédiées pour ICM et HEC RAS (Rasmapper)
    • des outils SIG dédiés, notamment sur Qgis, pour Tuflow.
  • ils permettent le couplage 1D/2D rivière/zone inondable nativement.

Tour d'horizon

ICM se base sur des mailles triangulaires qui peuvent suivre les variations de la topographie, prendre en compte les obstacles, les ouvrages et les changements de rugosité si nécessaires. Cette approche, associée aux performances de calcul d'ICM, permet une prise en compte très précise de la topographie tout en optimisant les temps de calcul. Les entités qui permettent de forcer le maillage (lignes, polygones, etc...) pouvant être définies de manière très précise, le mailleur d'ICM génère d'abord des triangles, qui peuvent par conséquent avoir des cotés relativement petits, triangles qui seront ensuite agglomérés pour former les éléments de calcul 2D sur la base d'une surface donnée par l'utilisateur.

mesh icm

Exemple de maillage adaptatif sur la topographie

Sur le point du maillage, le seul reproche que je peux faire à ICM repose sur la gestion des couches SIG complexes, notamment pour l'intégration d'une rugosité différenciée sur la base de l'occupation des sols : ICM supporte mal l'import de polygones complexes, et peut produire des erreurs sur les frontières communes des polygones, la correction de ces erreurs peut conduire dans certains cas précis à conserver des mailles de calcul relativement petites, pénalisant les temps de calcul en réduisant le pas de temps 2D (cf. critère de Courant déja évoqué ici). ICM sur ce point pourrait s'inspirer d'HEC RAS qui se base sur une couche raster et élimine ainsi la gestion des géométries complexes.

ICM est en revanche très flexible sur la question de l'intégration d'ouvrages au sein d'un maillage de calcul 2D, puisqu'il est virtuellement possible de tout intégrer, d'une simple buse traversant un remblais et connectant les mailles de calcul de part et d'autre de ce remblais, à des ouvrages complexes intégrant des seuils, des vannes, voire des ponts dans le 2D, prenant notamment en compte la conservation de la quantité de mouvement au passage de l'ouvrage (ce qui peut avoir son incidence sur les niveaux calculés en amont des ouvrages).

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Ouvrage "2D" dans ICM

Sur le plan du couplage entre différents types de modélisation, ICM me semble à ce jour le plus complet, il est ainsi très facile de configurer un modèle intégrant la plaine inondable en 2D, un cours d'eau en 1D et différents réseaux en 1D également.

HEC RAS se base sur un maillage à mailles irrégulières (jusqu'à 8 faces), dont la forme par défaut est carrée. Il présente la particularité d'intégrer la topographie "infra-mailles" : sur chaque face d'une maille, la section, calculée sur la base du MNT, est prise en compte pour calculer les échanges avec les mailles voisines. C'est un moyen intéressant de prendre en compte des détails de la topographie sans avoir à diminuer la taille des mailles, donc sans augmenter les temps de calcul. C'est sans doute la piste qu'ont suivi les développeurs d'HEC RAS pour limiter les temps de calcul, l'optimisation matérielle étant moins efficace que pour les autres logiciels. Tuflow reprend d'ailleurs ce type d'approche dans la dernière version annoncée récémment.

Ici, pas d'option pour adapter automatiquement la taille des cellules aux variations de topographie, il faudra se baser sur des lignes de forçage et des zones d'adaptation de la taille des mailles. La rugosité est définie sur la base d'une couche de Manning's, générée au sein de Rasmapper sous la forme d'un raster, sur la base d'une ou plusieurs source de polygones d'occupation des sols. Sur ce point, HEC RAS se révèle un peu plus flexible qu'ICM, pour les raisons évoquées plus haut.

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Prise en compte de la rugosité dans le maillage 2D HEC RAS

La prise en compte des ouvrages est en revanche plus limitée, notamment pour ce qui concerne l'intégration de ponts au sein d'un maillage 2D, où le profil du fond est souvent irrégulier. Ce scénario n'est encore pas facilement configurable dans le logiciel, et il faudra trouver des solutions de contournement. Pour des ouvrages simples cependant, la configuration est relativement aisée, les différentes possibilités (buses, vannes, etc...) s'intègrent dans une structure de connexion SA/2D qui sert de support. HEC RAS est très adapté pour de la modélisation 2D complète ou 1D/2D rivière; pour de l'urbain pur en revanche, le logiciel n'est pas le plus adapté, puisqu'il faudra utiliser des solutions de contournement pour intégrer de grands linéaires de tronçons enterrés.

Tuflow (Classic) se base par défaut sur un maillage à mailles carrées, la dernière version annoncée récemment (cf. lien plus haut), intègre deux options qui devraient permettre d'optimiser de manière très importante à la fois la précision des résultats et les temps de calcul : la prise en compte de topographie infra mailles (sub grid sampling) et l'option "quadtree" de rafinement des mailles.

La configuration d'un modèle Tuflow est un peu différente de ce qui se fait habituellement sur HEC RAS et ICM, dans le sens où, par défaut, Tuflow n'a pas réellement d'interface utilisateur, ce qui peut dérouter les modélisateurs débutant sur cette plateforme. La configuration se fait par le biais de l'édition d'un certain nombre de fichiers textes, et de couches SIG associées, qui définissent les différents éléments du modèle. J'utilise pour ça Notepad ++ avec une coloration syntaxique spécifique à Tuflow, et Qgis pour l'édition des couches SIG. Les couches SIG permettent de définir l'orientation de la grille de calcul, la taille des mailles, les zones actives et les zones de vides, ainsi que l'ensemble des éléments constituant le modèle (rugosités, ouvrages, modifications locales de l'altimétrie, etc...).

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Edition d'un modèle Tuflow dans Qgis

Tuflow intègre nativement un module de calcul 1D pour le couplage 1D/2D et propose de nombreuses possibilités pour intégrer tout type d'ouvrage au sein d'un modèle 2D, le choix final des approches étant fonction de l'expérience propre de chaque modélisateur avec cet outil et les résultats qu'il produit. Dans l'ensemble au premier abord la configuration d'un modèle est plus complexe, car elle nécessite d'identifier tous les éléments qu'il faudra insérer dans le modèle, configurer chaque couche SIG correspondante et faire le lien via les fichiers textes. Une fois ces aspects maitrisés, il sera possible de représenter tout type de configuration complexe dans le modèle.

L'absence d'interface rend en revanche plus compliquée la gestion des données, puisque chaque modèle nécessitera un certain nombre de fichiers SIG et textes, dans une arborescence qu'il faudra tenir organisée, ce dont se charge ICM via la base de données, et HEC RAS via le projet qui centralise ces éléments.

performances

La configuration du même modèle sur ces trois logiciels a été l'occasion de faire un rapide test de performances.

L'analyse des résultats nécessite toutefois un avertissement : les logiciels n'ont pas la même façon d'optimiser les temps de calcul et la précision de la prise en compte des détails locaux. Il est ainsi très délicat de comparer point à point chaque logiciel, notamment sur la question de la taille et du nombre d'éléments de calcul, là ou HEC RAS a une approche diamétralement opposée aux deux autres logiciels considérés. C'est pourquoi vous verrez apparaitre dans le tableau deux versions du modèle HEC RAS, un modèle équivalent en terme de nombre d'éléments de calcul (mais très peu performant, le calcul a d'ailleurs été stoppé en cours de route, d'où un temps de simulation plus réduit), et un modèle équivalent en terme de temps de calcul, avec des éléments de calcul plus gros mais qui présente in fine une précision locale équivalente.

chiffresk

L'indice de performance est donné par le ratio entre le temps calcul et le temps simulé, plus ce ratio est faible plus le logiciel est performant.

Les logiciels sont optimisés de la façon suivante :

  • le calcul 2D d'ICM est optimisé principalement par le calcul GPU (sur carte graphique) via la technologie Nvidia CUDA.
  • l'optimisation GPU est possible également sur Tuflow, avec l'ajout d'une option sur la licence de base pour accéder à la version "HPC". Cette option a été exploitée dans le test, divisant par un facteur 10 environ le temps de calcul initial (les indices calculés dans le tableau prennent en compte cette optimisation GPU).
  • HEC RAS se base sur la parallélisation du processeur (CPU).

Les modèles ont tourné sur une machine équipée d'un processeur Ryzen 3950X (16 coeurs), d'une carte graphique Nvidia Geforce RTX 2070, et de 32 go de Ram.

DE belles perspectives

Comme noté en préambule, je n'ai pas de réponse simple à la problématique d'identifier le logiciel le plus adapté. Les trois logiciels abordés ici bénéficient d'avancées techniques récentes, au niveau du matériel ou du développement logiciel, qui permettent d'envisager des modélisations à grande échelle, avec des résolutions locales fines, avec toutefois plus ou moins d'efficacité. La différence se jouera sur le degré de complexité des cas à étudier : faut il combiner une modélisation rivière / réseau / surface, inclure le transport solide, la qualité de l'eau, prendre en compte des ouvrages complexes, etc...

Le choix pourra également dépendre de paramètres indépendants de la modélisation et se porter sur la facilité de gérer les données de modèle, la capacité à travailler en collaboration autour d'un même patrimoine de données, selon un fonctionnement que j'évoque dans cet article, et vers lesquelles certaines collectivités commencent à se tourner pour monter en compétence et assurer une exploitation optimale de ces outils que constituent les modèles.

Les améliorations techniques et logicielles sont constantes dans notre secteur d'activité, du coté des logiciels propriétaires d'abord, avec les évolutions très intéressantes des dernières versions d'ICM (intégration de nouvelles possibilités au sein du calcul 2D, évolutions du système ICM Live), ou de la nouvelle release de Tuflow, avec l'arrivée des fonctionnalités de maillage Quadtree et subgrid sampling évoquées au-dessus.

Le monde opensource n'est pas en reste, avec un développement très actif autour de la bibliothèque MDAL qui permettra à terme nativement d'ouvrir et d'exploiter des données de type maillage au sein de Qgis, ce développement permet d'envisager à court terme une convergence des outils de modélisation et des outils de cartographie, à la manière de ce qu'on observe autour des projets Qwat et Qgep, autour de la distribution d'eau potable ou de la gestion patrimoniale.


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Qgis, ICM, HECRAS, Modélisation, Tuflow